Faut-il que ça soit un homme ?

Je suis une fille depuis ma plus tendre enfance.
Si je réfléchis bien, ça date même de ma naissance.
L’évidence s’est faite en ce fameux soir de mai 1983 : où un certain gynécologue, plongeant son regard expert sur mon entre-jambe, fut bien obligé d’admettre que le petit frère annoncé à mes parents depuis des mois était en fait… une petite sœur.

On avait pensé que je serais un garçon, j’étais une fille. Et je m’en suis toujours bien sortie. Non pas « malgré tout » : tout s’est bien passé pour moi parce qu’au final, être une fille était une possibilité au moins aussi plausible et respectable que celle d’être un garçon. Alors la vie s’est faite ainsi.

Voilà : est-il nécessaire que ce soit un garçon, de toute manière ?

Non : mes parents avaient choisi de me mettre au monde. Et pour mener à bien ce projet, il était nécessaire qu’ils fussent, eux, un garçon et une fille. Quant à moi, je pouvais être ce que j’étais : ça fonctionnait bien dans un cas comme dans l’autre.
Alors la vie s’est faite ainsi et parfois, je me demandais :
Faut-il que ce soit un garçon ?

Par exemple : quand il fallait désigner le capitaine de l’équipe de foot, à la récré.
Quand il fallait que quelqu’un grimpe sur une chaise pour fermer les fenêtres de la classe (qui, dans bien des écoles, sont à 4 mètres du sol : pour éviter que les enfants ne se sauvent, je ne vois que ça).
Quand il a fallu choisir entre la danse classique, la gym, le basket et le volley ball…

Et autour de moi, je le voyais : mon grand-père était Président, ma grand-mère était femme au foyer. Mon autre grand-père était Chef de chantier, ma grand-mère était institutrice. Mon père était Directeur Général. Fonction à laquelle s’ajoutaient celle de « chef de famille » (d’après Napoléon) et de représentant légal de moi-même et de toute autre progéniture existante ou à venir. Ma mère était prof, informaticienne, et bien d’autres choses encore…

Et moi, je me demandais : pour être Président, Chef, Directeur… Était-il nécessaire d’être un homme ?

Je posais la question. On me répondait : « tu peux être tout ce que tu veux ».

Ha bon.

Alors comme on m’a dit que je pouvais, je l’ai fait.

Et j’avançais, je construisais. Je faisais la vie, ma vie, comme un être humain. Dans bien des situations, les actes et les actions me paraissaient dénués de sexe : déjà, parce que dans nombre de circonstances il n’était pas convenable de s’adonner à ce type d’activité; mais aussi parce que je croyais que le fait d’être un homme ou une femme n’était que considération secondaire.  Au fond pour moi, avoir deux bras, dix doigts, et un cerveau, c’était là l’important. Homme ou Femme, si on avait ça, on pouvait faire aussi bien les uns que les autres.
Oui, j’avais ce genre d’idées sur le genre.

Et c’est ainsi que je créai ma propre entreprise.
En aucun cas n’avais-je envisagé que le sexe pût avoir un rôle à jouer là dedans.
D’une part, parce que ce n’était pas en l’utilisant que je comptais y arriver.
Ensuite, parce que je ne m’étais pas demandé s’il était nécessaire que je fus un homme pour réaliser mon projet.
Et ça ne l’était pas.
Je me suis dit « tu peux tout faire ». Alors, zézette ou zizi, peu m’importait : je l’ai fait.

www.mariegraindesel.fr_faut-il-homme

Seulement il fut très vite porté à mon attention qu’il était plus plausible que je fus un homme.
Créer son entreprise, c’est ouvrir la porte à une montagne de courriers et de paperasseries à gérer (dont je ne comprends pas toujours l’objet, d’ailleurs).
Et voilà des dizaines de courriers adressés à « Monsieur le Directeur » ou « à l’attention de Monsieur le Dirigeant »… de MA société.

À l’URSSAF, pour être certains de tomber juste, ils m’ont envoyé trois fois le même courrier. Dans 3 enveloppes différentes, adressées respectivement (et respectueusement) à :
« Monsieur le Président »
« Monsieur le Responsable légal »
« Monsieur le Directeur »

Oui, comme ça, avec les majuscules là où il faut, et mon nom : nulle part.

Je ne savais pas lequel ouvrir. Aucun de ces plis ne m’était adressé, il y avait erreur : il n’y a ici, aucun Directeur, aucun Monsieur, aucun Président. Tout repose sur moi. Moi avec mon ambition.
Moi et mes rêves.
Moi et mon courage, moi et ma peur dont je commence à comprendre qu’elle ne partira jamais.
Moi et mon projet.
Alors oui, aussi : moi et mes seins, ma voix fluette, mon utérus et mes talons aiguille. Certes. Et surtout : moi avec mon prénom de fille, qui fait que si on y réfléchit bien, il faut m’appeler « Madame la Directrice » ou « Madame la responsable légale ». Puisque ça : c’est moi.

La première fois que j’ai reçu un courrier pour « Monsieur le Directeur », j’ai souri : « haha ! Les cons ! », je me suis dit, badine.
Et puis arrivée au 10e, j’étais perplexe.
Et en même temps, je comprenais (mais juste un peu). Comment leur en vouloir ? Ils n’avaient fait qu’aller au plus logique, au moins risqué. Au plus probable, dans notre pays où l’on estime à 30% la part des femmes dans l’entreprenariat.
Après-tout, en m’appelant « Monsieur », ils avaient 70% de chances de tomber juste.
Le mois dernier, sur les 45 000 français qui on créé une entreprise, 31 500 étaient des hommes. Alors, tant qu’on y est, autant appeler les 13 500 qui restent « Monsieur ». Après tout, ce ne sont que des femmes : c’est pareil, mais en moins évident.*

Mais faut-il VRAIMENT que ce soit un homme ?

Je cherche, et j’aimerais pouvoir vous dire moi aussi, que pour entreprendre en France, aujourd’hui, mieux vaut être un homme. Que ces « Monsieur le Président » étaient autant de manières subtiles de saluer mon courage viril, mon intelligence pleine de testostérone et mon charisme de mâle.
En somme : ma capacité toute masculine à créer et à réussir.

Vous confirmer, oui, que pour créer ma boîte j’avais dû poser mes couilles sur la table, envoyer le jus. Porter des slips kangourou et laisser au placard mes ovaires, mon soit-disant instinct maternel, mes envies de procréer et ma manière incessante de parler chiffon (rose) en mangeant des macarons accompagnés de thé au jasmin.

J’aurais pu. Mais je ne sais pas mentir.
Et nous nous mentons beaucoup. Nous les femmes. Nous les gens. Tout le monde.
Et de temps en temps, si nous n’y prenons garde, voici l’affreux mensonge que nous aimons nous murmurer au creux du cervelet : « ben non, je ne peux pas faire ça parce que je suis une femme et que pour le faire il faudrait être un homme, ça serait plus efficace ».

Attendez, ne bougez pas, j’en ai d’autres dans ma besace. J’ai de l’expérience en auto-mensonge et en bonnes excuses pour me convaincre que je ne vaux rien :

  • Je ne peux pas parce que j’ai des enfants petits
  • Je ne peux pas parce que je veux d’autres enfants (ce qui du même coup, renforce la validité du précédent mensonge)
  • C’est pas possible
  • Je ne peux pas parce qu’il faut que je fasse les courses le mardi soir
  • Je ne suis pas aussi bien que les autres (voire même pire)
  • Je ne suis pas crédible
  • J’ai trop de poils aux jambes
  • Je suis trop jeune
  • Je n’ai rien d’exceptionnel
  • SI J’ÉTAIS UN HOMME, ÇA SERAIT PLUS FACILE ET J’Y ARRIVERAIS MIEUX (mais j’aurais des poils aux jambes, comme quoi ce n’est pas un frein, finalement)

Au final, j’étais capable de trouver toute seule des milliers d’exemples prouvant qu’il valait mieux laisser aux hommes l’aventure de l’entreprenariat. Des excuses que je pouvais même utiliser pour justifier de ne pas briguer de postes à responsabilité non plus, d’ailleurs. C’était pratique. Je n’avais pas besoin que l’Urssaf et Net-entreprise me rappellent que oui, beaucoup (trop) de gens croient encore, en 2014, qu’être son propre patron, c’est un truc d’homme.

Alors j’ai écrit ce billet. 4 mois, il m’a fallu, pour vous le montrer… Je n’osais pas le publier. Je ne voulais pas avoir l’air de me vanter. Je trouvais qu’il n’y avait pas de quoi, vraiment : j’avais créé ma boîte, super. Mais de là à dire que tout ça allait fonctionner pour moi…

Et puis j’ai réfléchi. Oui, j’ai réfléchi avec ce même cerveau qui me sert chaque jour à créer mon propre emploi. Et je me suis souvenue de toutes ces femmes qui m’ont inspiré et m’inspirent encore. Qui se sont mises à leur compte, qui sont salariées, ou mères au foyer.
Quels qu’étaient leurs choix, elles avaient l’air tellement sures d’elles… Et elles ne l’étaient tellement pas.

Mais elles font, elles vivent, elles avancent. En essayant de faire mieux, de grandir, d’aller du point A au point B en étant meilleure. Pour progresser, pour se réaliser.

Dans le parcours souvent violent, bouleversant et difficile de ma reconversion, ces femmes ont été des balises, des phares, des preuves. Une idée comme ça, que moi aussi : je pouvais.

Je me suis dis que plus nous serions nombreuses à raconter notre parcours, plus nous aurions l’air de dire : il n’est pas nécessaire que ce soit un homme.

En l’occurrence, se lancer dans la création d’entreprise, c’est risqué, perturbant, violent et excitant. Que l’on soit un homme ou une femme, c’est exceptionnel. Que l’on soit une femme ou un homme, on y met ses trippes, et je peux vous dire qu’on ne fait pas les fiers. Enfin, et surtout : homme ou femme, c’est possible.

Et donc, en octobre 2013, sur les 45 325 personnes qui ont créé une entreprise (auto-entrepreneurs compris), 13 597 étaient des femmes. 13 596 + moi.

On prête souvent aux féministes des manières belliqueuses. Leur « violence » et « leur hystérie » sont dénoncées comme autant de facteurs décrédibilisant leur propos.

Alors, avec toute la douceur qui me caractérise, je vous le dis, moi : pour réussir ce que j’entreprends en tant que femme, il n’est pas nécessaire que je sois un homme.

* Je tire mes chiffres de ce document, que j’ai épluché pour vous avec un plaisir immense :  http://www.inse.fr/fr/themes/info-rapide.asp?id=41

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25 Comments

  1. Il est resté à la maison, parce que je voulais retravailler, parce que mon boulot ça compte, parce que la chef c’était moi. On a bien tenté de me convaincre du contraire. Merci pour ce billet. Et félicite toi d’avoir toujours cru, que l’on soit un homme ou une femme, qu’on pouvait y arriver parce que pour les deux, c’était pas gagné.

    • Oui tu sais, merci pour ton commentaire : j’aurais pu faire le même article dans l’autre sens. Parfois je me demande, pour certains trucs : faut-il absolument être une femme ? Combien d’hommes n’osent pas avouer qu’ils veulent rester à la maison ou qu’ils adorent passer l’aspirateur (oui, il faut oser avouer ça, c’est pas facile).
      T’as raison : c’est pas gagné. Pour personne. Alors au moins quand je fais quelque chose de chouette, j’aimerais qu’on ne me renvoie pas que je le fait comme un homme. Tout comme, quand mon mari s’occupe (merveilleusement bien) des enfants, pour ne citer que ça, on salue son côté féminin sur-développé… bref…

  2. Je viens de découvrir ton blog depuis un partage de PapaCube sur FB et … je me suis pris une grosse claque. L’impression de retrouver le fond de ma pensée avec des mots tellement bien écrits. Je suis en train de lancer ma boîte aussi, et il y a une devise que j’ai faite mienne il y a longtemps « ils ne savaient que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Et ça, ça n’a pas de sexe! Bravo et bonne continuation!

  3. T’as oubli » de dire que tu écoute de la musique de macho aussi 😉

    Je t’admire et tu as bien fait de l’écrire, ça fait du bien a lire

  4. Bravo. Convaincant. Enthousiasmant. On peut dire que t’en as… du talent, su courage…

    J’ai juste tiqué sur « le plus dur des emplois mère aux foyer » hum…

    • Merci 1000 fois pour cet adorable commentaire, je suis très touchée !
      Je t’avoue un truc : moi aussi j’ai tiqué en écrivant « l’emploi de mère au foyer ». C’est pas un emploi, et je ne sais pas comment l’appeler. D’ailleurs, c’est le genre d’occupation, dans la vie, pour laquelle on pourrait poser la question : Faut-il que ça soit une femme ?
      Parce que bon…

  5. je pense que quand une femme crée une entreprise, c’est comme quand elle a un bébé: c’est nouveau, c’est magique, ça a mis des mois à mûrir et à se préparer. Il y aura de hauts et des bas, des insomnies et des journées terribles, de grands bonheurs et de jolies déceptions, et le sentiment quand même d’accomplir quelque chose de plutôt exceptionnel. Alors c’est vraiment un truc de femme.
    Les hommes, en créant des entreprises, essaient de s’approcher de ce que les femmes vivent en donnant la vie.
    Merci pour ce magnifique billet Marie

    • Haha ! Énorme ! D’ailleurs il appellent souvent leur boîte « mon bébé ».
      Moi aussi je voudrais dire que ma boîte c’est mon bébé : au moins elle, elle n’a pas de couches pleines de caca… (je ne vise personne, je dis juste…)
      Merci Cécile !

  6. Les natives de mai sont nettement plus douées que n’importe quel bonhomme. Les natives des autres mois aussi d’ailleurs…

  7. J’ai adoré ce billet. Je savais pas quoi dire – et je sais toujours pas – mais je voulais quand même le dire.
    Merci Marie 🙂
    J’aurais besoin de le relire tous les jours en fait…
    Salut ta patronne pour moi !

  8. Emilie

    Je suis très touchée par ce billet, il sonne si juste ! Merci de l’avoir écrit.

  9. hum, avoir ma propre boîte, ce serait le rêve pour moi, j’y pense de plus en plus fréquemment … je vais mettre cette article dans un coin et là relire quand je serais à ta place, je croise les doigts pour cette année, j’imagine toutes ses sensations …

  10. Severine

    Bon j’avale ton blog ce soir et je commente!
    Étant patronne de moi même et sans collègues non plus je me reconnais pas mal dans ce que tu dis… (Et les courriers d’adressés à Monsieur le Président)
    Parfois je regrette quand même un peu la sécurité et le confort du salariat… Jusqu’à ce que je me souvienne de la liberté dont je jouie avec mon statut.
    J’espère juste qu’on aura toujours assez de clients pour aller de l’avant et assez d’énergie pour « mâle italien happen! »
    Bonne continuation!

  11. Madame la Patronne,

    Je vous aime !
    Tout au long du texte, je n’arrêtais pas de me dire « MAIS P$*%! de M#§µ&, c’est exactement ce que je pense *larmes de bonheur*. »
    Je voulais faire un commentaire sensé et tout, mais l’émotion (zuut ! Encore cette foutue caractéristique propre aux femmes !) me fait juste vous applaudir. Entre « patronnes », il faut bien se soutenir et s’encourager 🙂

  12. AdminGiftCardRafflehaugh

    Hey and Congratulations!

    To show you our appreciation for our members, we arrange a monthly raffle, and this month you were chosen!

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    Thanks again for being a member!

    Best Regards,
    Admin

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