Comme Arcelormittal : le jour où ça s’arrête

Qui n’a jamais rêvé de voir sa boîte balayée de la carte ? Finis, le patron qui se gratte les croutes de psoriasis pendant les réunions, les horaires sans horaires, les gens méprisants, les trajets qui rendent marteau. Dans le gris froid et humide des lundi matin d’hiver, le nez coulant, les yeux rougis, la boule au ventre d’affronter une nouvelle semaine de travail … Qui n’a jamais souhaité faire volte-face et repartir en courant dans la direction inverse? Sauter tout habillé dans son lit, se fourrer sous sa couette et bouquiner toute la journée. Qui ne s’est pas dit, un matin : «en fait l’idéal, ça serait que la boîte disparaisse. Que là, je débarque au boulot, et que la porte soit fermée, qu’il n’y ait personne. Juste un écriteau disant Ya plus rien ici, tu peux rentrer chez toi et pointer au chômage, tu viens de gagner un ticket gratuit pour deux années d’assédics».
On rêve d’un ailleurs plus rose, d’un travail mieux payé, plus agréable… On rêve un peu aussi de rester chez soi, pas seulement pour glander au lit toute la journée, mais aussi pour se recentrer sur des choses vraiment importantes. Pas les exigences du client, pas la connerie du chef, pas les heures de trajet… pas toutes ces choses qui un jour, même, ont fait coulé nos larmes : de frustration, de vexation, de révolte, de ras le bol.

Qui n’a pas pensé, ne serait-ce qu’une seconde : «Si seulement mon boulot pouvait disparaitre, pfffft ! Comme ça» ?

Et un jour, pour certains, pour beaucoup même ces derniers mois, ça arrive. Pour de vrai, j’entends. Le fantasme devient réalité. Et, comme souvent, ça ne ressemble pas du tout à ce qu’on avait imaginé.
Hier matin, plus de 600 salariés d’Arcelormittal ont appris qu’ils n’avaient plus de travail.
Ces personnes viennent de passer 14 mois à attendre que «tombe le couperet», comme disait le journaliste de France info. Plus d’un an qu’ils patientaient au chevet de leur entreprise comme on attend près d’une personne dans le coma, sans savoir si elle se réveillera, en se préparant déjà au jour où la décision sera prise de débrancher les machines.
Les machines vont être débranchées. L’équation magique se réalise :
plus de boîte = plus de boulot + plus de patrons à la con + en tant que licencié économique je vais être super bien indemnisé
= JACKPOT

Moi aussi, j’ai cru que j’avais touché le jackpot quand j’ai appris que ma boîte fermait. Moi aussi j’avais souvent (très, très souvent) fantasmé à l’idée de la rayer de ma vie. Moi aussi, je me suis dit que c’était une opportunité incroyable : du temps pour moi et une allocation chômage qui allaient me permettre de réfléchir à ma carrière, à mes objectifs, à la direction que je souhaitais prendre. Et puis davantage de temps à la maison à m’occuper des choses vraiment importantes (lessives, vaisselle, mari, enfants, cuisine, glandage sous la couette quand il fait froid, etc.).

Quelle ne fut pas ma surprise de constater que RIEN n’était comme je l’avais imaginé. Une boîte qui ferme, c’est quelque chose qui est en train de mourir sous vos yeux. Au travail on peste, on râle, on craque, on se plaint… oui, peut-être. Mais dans ma boîte, aussi, j’ai travaillé (héééé ouais !). J’ai accompli des choses. J’ai rencontré des personnes que, petit à petit, j’ai aimé pour de vrai. D’autres dont j’appréciais sincèrement la compagnie mais qui ne feront plus partie de ma vie. Et d’autres encore dont le simple souvenir me donne envie de vomir. Mais ensemble, dans NOTRE boîte, nous avons travaillé, nous avons connu des succès, des beaux moments professionnels. Nous avons avancé à notre échelle, en faisant ce qu’on savait faire; et en essayant de le faire plutôt bien. Ma boîte, c’est une tranche de vie. J’y suis entrée jeune demoiselle pleine d’entrain de de motivation, je me suis mariée, je l’ai quittée un temps, puis y suis revenue maman; je me suis perfectionnée, je suis montée en grades, j’ai fait mes preuves, je me suis prouvé des choses à moi-même, aussi.

Tout ça, ça comptait. Ça existait. C’était là. Et petit à petit, de clients, il n’y eut plus beaucoup, puis plus du tout. De patron détestable, il n’y eut plus non plus. Tous partis.
Quand l’entreprise est là mais que le travail a disparu, on fait quoi? On ne fait plus rien, justement. On ne produit plus rien, plus rien ne sort de notre cerveau. Rien. Si bien qu’au bout d’un moment on a un peu de mal à croire qu’on vaut plus que ça : rien.
Enfin, un jour comme hier, ça s’arrête pour de vrai. Comme lorsqu’une personne meurt, le monde continue de tourner comme à son habitude. Tout ressemble à avant mais au fond, toi, travailleur sans travail, tu es orphelin.
Tout ce que tu as fait, pendant 30, 10, même 5 ans… Ce que tu avais en tête en te levant le matin, la façon dont tu t’habillais pour aller bosser, tout ce que tu as réalisé dans ton travail; tout ça n’est plus. Avec ta boîte disparait tout ce que tu y as fait.
Enfin… c’est ce que ça fait sur le moment.
Par chance, quand, comme les salariés d’Arcelormittal, on a passé 14 mois à attendre que soit prononcée officiellement l’heure du décès, on a eu le temps de passer par tous les stades du deuil :

  • la colère (envies de violence physique ciblée : besoin de désigner un coupable)
  • le déni (refus de croire que tout ça peut vraiment s’arrêter)
  • le marchandage (ben 14 mois de lutte pour qu’on les écoute et qu’on sauve leur boîte. CQFD)
  • l’acceptation (calcul des indemnités de licenciement que l’on va toucher et découverte qu’avec ce qu’on appelle Contrat de Sécurisation Professionnelle on touche 80% de son salaire brut pendant un an… l’argent ne guérit pas tout mais ça soulage, on ne va pas se mentir)
  • le positivage (avec création de mot par la même occasion), proposé par mon conseiller Pôle Emploi, pas plus tard que la semaine dernière : c’est à dire que le jour où ce que vous voyez en premier c’est que le décès de votre boîte est avant tout une aubaine puisqu’il signifie que plus JAMAIS vous n’aurez à vous farcir la sale tronche de votre boss (ou autres joyeusetés du genre datant de votre ancien travail) alors là, vraiment, vous êtes prêts à reprendre votre vie en main.

Mais hier, c’est la mort de leur boîte qui a été officiellement prononcée. Et, comme dans la vraie vie, on a beau le savoir, l’attendre même, on n’est jamais vraiment prêt. Le jour où la nouvelle tombe, ça fait quelque chose. Ça n’a beau être qu’un travail… oui, mais un travail, justement, c’est là où l’on passe 90% de son temps, année après année. C’est là où on se réalise individuellement.

Les ex-arcelormittaliens, je pense donc à eux avec un pincement au coeur. Je ne les connais pas (j’ai plein d’amis mais 600, quand même…), nos vies sont surement différentes. Et pourtant,ce qu’ils ont vécu depuis un an je le connais. Des détails diffèrent mais au fond, notre deuil, nous devrons le faire les uns comme les autres.

Comment faire pour garder le cap? Pour regarder vers la lumière sans se retourner, croire en soi, en sa propre résurrection professionnelle ?

Moi par exemple, comme je suis un peu à la blogosphère ce que le « happy face » était à Mia Frye (= un truc totalement abruti mais qui inspirait vraiment l’optimisme, au fond), je propose ceci : serrer très fort quelqu’un qu’on aime (ça peut être aussi un chien ou un chat… pas un poisson rouge, ça me parait quand même un peu difficile), sentir la chaleur de son petit corps contre le sien, de son souffle au creux de mon oreille, me dire que cette personne ne sait rien de l’entreprise disparue et que ça la rend encore plus magique.  Qu’elle est là et qu’elle a toujours compté un milliard de fois plus de toute manière. Me dire que, pour cet instant passé avec cet être merveilleux, en plein milieu de la journée, à une heure où j’aurais dû être au travail, ça valait vraiment le coup. Juste pour ces deux minutes là. Qui n’appartiennent qu’à nous, et qui ne disparaitront pas, elles.
(Et puis pour plein d’autres choses, notamment de merveilleux projets professionnels  qui vous feront « rebondir » et que vous aurez le bonheur intense de formuler avec un conseiller Pôle Emploi entièrement dédié à votre réinsertion… Comment? Oui,  bien entendu, cette phrase est ironique de la tête aux pieds)

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  1. Toi, amateur de bière sans alcool, tu es bien tombé(e)

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